La formule magique de Dario Argento

Partagez vos impressions sur les films. Vos coups de coeur et coups de gueule.
Répondre
Messages : 5
Enregistré le : lun. 14 févr. 2022 - 11:22

La formule magique de Dario Argento

Message

Dario Argento atteignit le sommet de son art dans Suspiria (en 1977) et
Phenomena (en 1984), qui utilisent la même formule et ont tant de points communs (à
commencer par leurs titres, qui riment et ont la même forme) que Phenomena peut
être considéré comme la suite de Suspiria. La formule inventée par Dario Argento est
magique, d'abord parce qu'elle raconte des contes de fée (genre inédit pour Dario
Argento, qui avant Suspiria réalisait des thrillers), ensuite parce qu'elle fonctionne à
merveille, puisqu'elle a permis de créer deux chefs-d'oeuvre. Voici la formule :
l'héroïne, une jeune fille américaine, intègre un pensionnat en Europe centrale (en
Allemagne dans Suspiria, en Suisse dans Phenomena). L'école dans chaque film est
matriarcale (dirigée par des gorgones), très stricte (une célèbre école de danse dans
Suspiria, une école de filles dans Phenomena), et sert de façade aux forces du mal.

Le fait que l'héroïne parte étudier à l'étranger, sur un autre continent, loin de sa
famille, la rend vulnérable (Phenomena insiste sur ce danger, l'héroïne ne pouvant pas
fuir, faute de moyens). Pour isoler davantage l'héroïne, l'action se passe dans des
régions boisées et recluses de l'Europe centrale. Les bois sont une référence évidente
aux contes de fée. Les héroïnes (Susie dans Suspiria, interprétée par Jessica Harper, et
Jennifer dans Phenomena, interprétée par Jennifer Connelly) sont habillées en blanc
pour incarner l'innocence, mais dans Suspiria l'héroïne n'apparaît en blanc qu'au
début, alors que dans Phenomena l'héroïne est en blanc du début à la fin ! Argento a
donc évolué artistiquement entre les deux films en assumant pleinement le
symbolisme des contes de fée.

La réussite de ces films vient aussi de leur inspiration autobiographique :
enfant, Dario Argento était terrifié par l'autorité des enseignants et des surveillants à
l'école. Il a donc décidé d'exorciser cette peur enfantine en réalisant des films où les
professeurs et les surveillants sont non seulement méchants, mais maléfiques, et
tuent les élèves désobéissants. Pour rajeunir les élèves de Suspiria et les rapprocher
de l'enfance, Argento fit construire de grandes portes dont les poignées sont plus
hautes que les élèves. Pour la même raison, Jessica Harper fut choisie pour sa petite
taille et sa minceur, qui lui donnent un air enfantin. Enfin, les élèves de Suspiria ont
des comportements immatures, en dessous de leur âge (par exemple, les filles se
tirent la langue).

Les deux héroïnes de Dario Argento ont toutes les qualités d'une héroïne :
belles, sensibles, intelligentes, curieuses, déterminées, courageuses et indépendantes.
Elles n'ont pas peur des adultes, et de ce point de vue sont des modèles d'affirmation
de soi. Mais les deux films sont différents et marquent une évolution : par exemple, la
magie dans Suspiria est maléfique et extérieure à l'héroïne, alors qu'elle est pure et
intériorisée dans Phenomena, où elle disparaît du monde et habite uniquement
l'héroïne, dotée de pouvoirs surnaturels (elle peut communiquer avec la nature et les
animaux, qui la guident et la protègent), pouvoirs qu'elle va utiliser pour combattre le
mal, ce qui réfutera la thèse d'un professeur de Suspiria, qui dit à Susie qu'une
sorcière est toujours maléfique.

Phenomena est donc bien la suite de Suspiria, parce que le thème principal
évolue et s'affine avec le second film, qui contredit même le premier film (avec l'idée
de magie blanche). L'intériorisation de la magie dans Phenomena est une idée
géniale, parce qu'elle symbolise la naissance des pouvoirs maternels de l'héroïne, en
pleine puberté. L'amour et la compassion universels de Jennifer font partie de ses
pouvoirs, de ses armes contre le mal, et sont probablement la source de ses pouvoirs
magiques. L'intériorité de l'héroïne est donc beaucoup plus développée dans
Phenomena.

Les deux héroïnes luttent contre le sommeil (Susie dans Suspiria, parce qu'elle
est droguée aux somnifères par les surveillantes, Jennifer dans Phenomena, parce
qu'elle est somnambule). Le sommeil est souvent utilisé dans les contes de fée pour
symboliser l'enfance (le réveil symbolise alors la maturité). Ce symbole est repris par
Dario Argento, avec une variante : Jennifer dans Phenomena a tendance à rêver et à
s'évanouir à cause de sa sensibilité et de son empathie, alors que Susie dans Suspiria
ne dort ou ne perd conscience que parce qu'elle souffre et qu'on la force à dormir. De
nouveau, Argento intériorise dans son second film les causes extérieures de son
premier film : Jennifer s'endort ou s'évanouit non pas à cause d'une cause extérieure,
mais du fait de sa propre sensibilité.

La sensibilité de Jennifer rappelle celle de l'artiste : la scène où Jennifer
s'évanouit (52') semble exprimer l'extase de l'artiste s'évanouissant devant la beauté.
En intériorisant les causes, Argento les transforme : ce n'est plus une souffrance
extrême qui cause l'évanouissement de l'héroïne, mais une extase, donc l'exact
opposé. Cela nous aide à comprendre ce qu'est une suite au cinéma : il n'est pas
nécessaire de reprendre la même histoire et les mêmes personnages : il suffit de
reprendre les mêmes thèmes en les développant et en les retravaillant. Une suite au
cinéma est donc plus conceptuelle que narrative.

Le spectateur admirera la beauté de Phenomena et de son héroïne, qui incarne
à la fois l'innocence et la beauté. Dans ce film, Dario Argento s'intéresse à l'art pur et
à la beauté pure : il met en scène et idéalise la beauté de son héroïne, habillée par
Giorgio Armani. La beauté de l'héroïne progresse donc entre les deux films, d'abord
parce que Jennifer Connelly est encore plus belle que Jessica Harper, ensuite parce
que la beauté de l'héroïne de Phenomena est mise en scène pour incarner la Beauté.

Les éléments naturels sont déchaînés et menaçants dans les deux films (la pluie
dans Suspiria, le vent dans Phenomena). La fin de chaque film convoque tous les
éléments : Suspiria se termine par le feu (qui brûle les sorcières et incendie l'école), le
vent (l'école est détruite par un reflux magique) et la pluie (accompagnant la catharsis
de l'héroïne). La fin de Phenomena est plus complète en comprenant les quatre
éléments : l'air (le nuage de mouches qui sauve l'héroïne), le feu (qui achève le
monstre), l'eau (l'héroïne nage jusqu'à la rive) et la terre (la rive). Un cinquième
élément les complète : la nature, incarnée par le chimpanzé apprivoisé, qui sauve in
extremis l'héroïne de la mère du monstre.
Messages : 9
Enregistré le : ven. 24 juin 2022 - 16:00

Re: La formule magique de Dario Argento

Message

Très belle analyse de ces deux films. Il faudrait que je revois PHENOMENA (je crois que Arrow l'a sorti en 4K), très peu de souvenirs. Mais SUSPIRIA est un de mes films préférés !
Répondre